Colloque NIL-IEPL, 23-24-25 avril 2010
Métraux Jean-Claude, pédopsychiatre, chargé de cours Université de Lausanne, Suisse.
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Résumé
TOURS ET DETOURS D’UN PEDOPSYCHIATRE INSOUMIS
Création politique, puissance d’agir, théorie et pratique.
Pédopsychiatre, engagé auprès des victimes de conflits armés, puis des migrants, j’ai constamment conçu mon activité professionnelle comme un lieu de création politique. J’essaie dans ce texte d’en retracer le parcours, mu au départ par une colère teintée de haine, surgie des méandres de mon enfance. Pierre angulaire de ma réflexion et de mon action : comment permettre à toute personne, à toute collectivité, de développer, parfois retrouver, son pouvoir dire et son pouvoir agir, mais de telle sorte que ce dire et cet agir à leur tour stimulent les pouvoir dire et agir de tout autre individu ou collectivité avec qui il/elle entre en relation. Les concepts de deuils collectifs, dons de paroles, reconnaissance mutuelle, migration entendue comme métaphore et approches communautaires participatives radicales nous aident, à mon sens, à en esquisser le chemin, à explorer certaines taches aveugles des discours et pratiques usuels : j’explorerai dans ce texte les ouvertures qu’ils permettent. Mes allers et retours entre théorie et pratique sont, entre autres, à l’origine d’une remise en cause radicale des présupposés usuels sur les relations soignant/soigné, enseignant/enseignant/aidant/aidé, chercheur/interviewé. Mon ambition: poser sur la table de ce colloque une piste pour sortir du dilemme entre soumission et insoumission. Mes espoirs : bénéficier des regards complices et critiques des autres participants pour préciser et enrichir cette piste ; explorer avec eux d’autres taches aveugles ; imaginer ensemble, dans une dynamique de création politique, une action commune.
Texte
Métraux Jean-Claude, pédopsychiatre, chargé de cours Université de Lausanne, Suisse.
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TOURS ET DETOURS D’UN PEDOPSYCHIATRE INSOUMIS
Le colloque organisé par Marie-Claire Caloz-Tschopp m’offre l’opportunité de me pencher sur ma propre trajectoire. Cet angle d’approche peut paraître étrange pour une rencontre internationale consacrée à la théorie politique. Et même présomptueux si l’on considère que, pédopsychiatre, je n’ai côtoyé la théorie politique qu’en vagabond épris d’école buissonnière. Cependant, cette démarche m’a immédiatement tenté lorsque j’ai lu le titre et la présentation du colloque. Pensée et action : j’ai sans cesse essayé de concilier ces deux impératifs. Pouvoir : j’ai toujours conçu le développement, en toute personne et en toute collectivité, de leur pouvoir dire et de leur pouvoir agir comme la pierre angulaire de mon action et de ma pensée, tout en étant constamment freiné, paralysé, par des logiques de pouvoir, au sens d’emprise et de maîtrise, tant les miennes que celles d’autrui. Colère : cette « passion ambivalente » m’a sans aucun doute poussé à oser des pas hors des sentiers battus. Soumission/insoumission : cette dynamique et ses impasses - lorsqu’une tierce voie échappe à nos consciences - guide ma quête théorique. Création politique : commençant - à mon niveau - dans mon cabinet de consultation, elle dessine cette tierce voie. En outre, l’expérience personnelle constitue selon moi une source essentielle de connaissance, au moins aussi importante que le savoir académique : le croisement entre nos expériences personnelles, entre les connaissances que chacun a acquises et continue d’acquérir dans les méandres de son existence, pourrait permettre la co-création d’un savoir partagé susceptible de mouvoir la création politique. Je me dois encore, dans cette présentation, de remercier Marie-Claire Caloz-Tschopp pour m’avoir régulièrement invité aux colloques qu’elle organise : à chaque fois, le fin ciselage des thématiques abordées et l’organisation peu conventionnelle de nos rencontres m’a encouragé à tenter des pirouettes que, sans elle, je ne me serais peut-être pas autorisé à risquer. Dans le cas présent, en contant ma tentative personnelle de « dépasser les divorces entre pensée et action, entre raisons et passions, entre ce qui est de la société et ce qui est de chacun d’entre nous », j’espère participer à l’identification « des difficultés qu’il nous faut surmonter pour inventer nos vies ».
Au début donc, même assez tôt, la colère, mais aussi la tristesse et l’impuissance. Enfant, la gaieté me demeurait pratiquement inconnue. D’une timidité presque maladive, je me montrais le plus souvent incapable de nouer des liens avec mes camarades de classe. Seuls mes résultats scolaires sauvaient la mise. A l’âge de huit ans, je fus renversé par une voiture sur le chemin de l’école. Souffrant d’un traumatisme cranio-cérébral, je reçus pendant des années des potions d’anti-épileptiques. Et pendant ces mêmes années, ma pédiatre représenta pour moi le pouvoir absolu, coercitif et sans pitié, ses prescriptions de médicaments une punition. J’assimilais les scènes vécues dans son cabinet à des séances de torture. Elle demandait, à ma mère qui m’accompagnait, si j’avais été sage. Ma mère lui contait alors mes sautes d’humeur, mes cris de révolte, son impossibilité à me faire entendre raison et il ne fallait que quelques minutes pour que soit renouvelée ma dose de pilules. Je ne comprenais pas pourquoi ma colère débridée était comprise comme une maladie. L’impuissance se mêlait alors à la colère et la transformait en rage, parfois en longues passes de profonde déprime. Mon premier agir politique, ma première véritable insoumission, lorsque j’eus environ treize ans, consista à jeter un comprimé sur quatre dans les toilettes, puis un sur trois, un sur deux, tous finalement. Jusqu’au jour - un ou deux ans plus tard - où je puisai jusqu’à la dernière goutte de mon courage pour brandir mon acte valeureux à la face de la doctoresse : « Il y a déjà plusieurs mois que je n’avale plus vos maudites pastilles et je ne m’en porte pas plus mal. Je ne vois donc plus de raison de venir vous voir. » Cette expérience grava en moi une trace profonde : le pouvoir, dans ce qu’il a de plus négatif, de plus oppressif, peut être le fait d’un soignant. Est-ce pour ceci que je choisis assez précocement de devenir pédopsychiatre ? Toujours est-il que je me fis d’emblée le serment de ne jamais permettre à ce pouvoir maladif d’envenimer ma pratique professionnelle, de m’efforcer au contraire à la colorer d’insoumission, la mienne certes, mais aussi celle de mes patients.
Pendant les mêmes deux ans où je tirais sur la chasse d’eau avec un malin plaisir pour engloutir mes médicaments, ma rébellion commençait déjà à prendre une allure plus sociale. Je me sentais glisser du côté des opprimés, de ceux du moins que je considérais tels. Mes sentiments d’impuissance, en certains moments de désespoir, étaient si intenses que je ne voyais d’autre issue que la violence. Bien trop sage, néanmoins, pour succomber à l’appât du crime, je me contentai de m’identifier aux auteurs de délits croupissant en prison. Je ressentais les barreaux comme une profonde injustice : la société n’était-elle pas la principale coupable ? les délinquants avaient-ils d’autre choix ? Je tirai de ces pensées un long texte, mal écrit et bien maladroit, habité davantage par la haine que par une colère saine, que j’intitulai Innocents criminels, première tentative de transformer mon ressenti en réflexion théorique. Ces pages manuscrites me font certes aujourd’hui sourire, mais sur un point j’avais toutefois raison : la violence, suis-je encore convaincu, est la fille de l’impuissance.
Au fil des années, ma virulence s’assagit et mon embryon d’engagement prit des formes plus recommandables. Au début des années 70, je participai à mes premières manifestations. Puis m’engageai dans un mouvement étudiant, dès le début de mes études de médecine que j’avais commencées dans l’idée déjà de devenir pédopsychiatre. Je m’intéressai à une médecine générale soignant le lien social, à l’antipsychiatrie anglaise, à Franco Basaglia, participai aux réunions des médecins progressistes. Me rendis plusieurs mois en Tanzanie pour étudier son système de santé. Participai au mouvement de solidarité avec le Nicaragua et le Salvador. Militai dans un parti trotskiste que je quittai rapidement, vivant péniblement une hiérarchie rigide, une certitude d’avoir toujours raison. Et au début des années 80, je sentis confusément que mon engagement politique trouverait ses moyens d’expression dans ma pratique professionnelle, mieux à même d’approcher mes utopies que l’étroit et étouffant carcan des partis politiques, souvent des mouvements sociaux. Même s’il fallut d’abord que j’effectue ma spécialisation en pédopsychiatrie, réalisée au service médico-pédagogique de Genève, d’inspiration psychanalytique. J’y eus la chance, grâce à Rodolfo Rodriguez, de me familiariser avec la psychothérapie de groupe et le psychodrame ; celle aussi, de par l’ouverture de son directeur, Juan Manzano, de pouvoir entreprendre parallèlement une formation à l’approche systémique dans le cadre du Centre d’Etude de la Famille à Lausanne (CEF). Grâce à ces divers enseignements, je pus rapidement constituer les bases d’une approche bifocale, conciliant psyché individuelle et groupe / système / communauté / société. Je risquai ce double regard dans ma thèse, intitulée Analyse d'une population d'adolescents à risques psychosociaux multiples : contribution à l'étude des facteurs préventifs thérapeutiques et éducatifs pour l'adolescence . Je dus malheureusement en ôter, pour qu’elle soit acceptée, toute une partie - la plus intéressante à mon sens - consacrée au contexte socio-historique et économique dans lequel était apparue une populations de jeunes, souffrant généralement de psychose déficitaire, qui ne trouvait plus - contrairement aux années précédentes - la moindre possibilité d’insertion dans le monde de la formation professionnelle, fut-elle même spécialisée.
Ma pensée, encore balbutiante, prenait gentiment forme, même si les mots me manquaient encore. Dans mon langage actuel, je souhaitais favoriser chez toute personne avec laquelle je travaillerais, chez toute collectivité au sein de laquelle je m’impliquerais, le développement de leur pouvoir dire et de leur pouvoir agir. Cet objectif correspond aujourd’hui à ma définition, sur le versant personnel, de la santé et, sur le versant collectif, de l’autonomie : être et se sentir auteur et acteur, individuel et collectif de son devenir. Pas n’importe quel dire et n’importe quel agir toutefois : pour permettre, hâter, une création sociale conforme à mes vœux, le dire et l’agir de chacun et chacune, de chaque collectivité aussi, doit encore favoriser, stimuler, les pouvoir dire et agir de toute autre personne ou communauté avec laquelle il/elle est en relation, et en aucun cas les freiner, brimer, taire ou censurer. Dans cette perspective, nos dire et agir, les miens d’abord, doivent donc être guidés par une éthique relationnelle : pour reprendre les mots de Heinz von Foerster, il s’agirait toujours d’agir de manière à accroître les possibilités de choix d’autrui, de tout autrui, individu ou collectivité. Pouvoirs dire et agir individuels et collectifs ne sauraient dès lors être opposés, l’un s’enrichir au détriment de l’autre, mais fleurir de concert.
Je n’ai cessé ainsi de penser mon activité professionnelle, comme pédopsychiatre, fondée par un engagement citoyen, social et politique. Les hasards de l’histoire m’ont permis de travailler au Nicaragua à la fin des années 80, en un lieu et une époque - gouvernement sandiniste (1979 – 1990) - où le concubinage entre activité professionnelle et engagement social était la règle plutôt que l’exception (Nicaragua: Psychologie, Famille et Révolution). M’abreuvant aux sources de l’éducation populaire, de la santé et de la psychologie communautaires latino-américaines, j’essayai d’utiliser tout en les réformant les savoirs professionnels acquis durant ma formation pour penser, puis co-construire et co-créer, un programme psychosocial à l’intention des enfants, des familles et des communautés affectées par la guerre menée par la contra, elle-même soutenue par les Etats-Unis, qui alors meurtrissait ce pays. Soutenus par le ministère de la santé et celui du bien-être social, nous accompagnions des promoteurs de santé mentale (volontaires engagés dans les organisations de femmes, de paysans ou de quartiers) conçus véritablement - sinon dans la pratique, du moins dans ma tête - auteurs et acteurs du programme, de leur devenir individuel et collectif aussi. Près de mille promoteurs, répartis dans onze des dix-sept départements du pays, participèrent à cette œuvre collective (Los niños vìctimas de la guerra ; El niño, la familia y la comunidad ; El papel de los promotores de salud en la atenciòn a los huèrfanos de guerra: descripciòn de un proceso, Formation à la prévention auprès de familles en situation de crise, familiale ou sociale). Si la mosaïque théorique qui nourrissait ce projet était à bien des égards imparfaite, incomplète, ses principales failles résidaient dans l’agir des professionnels locaux et étrangers impliqués dans ce vaste programme (psychiatres, psychologues et travailleurs sociaux principalement). Nous - car je m’inclus dans le nombre - tendions à faire resurgir, en dépit de nos discours, une verticalité épousant les contours de la hiérarchie usuelle des savoirs et des diplômes, y compris dans la pédagogie employée. Et, de manière guère surprenante, les fléaux de la maîtrise et des conflits de pouvoir imbibèrent l’association que nous avions pourtant créée pour assurer une gestion démocratique et participative du projet, au point de finir par faire capoter l’entier du programme. Mais ce programme psychosocial, tel qu’il avait été conçu, portait peut-être en lui-même, à mon et à notre insu, un autre poison qui contribua à sa trop rapide déliquescence : bien que son champ s’élargit par la suite (maltraitance, abandon, familles décomposées, etc…), il était à l’origine spécifiquement dédié aux familles et communautés affectées par la guerre, un des quatre terrains - soit dit en passant - dans lesquels le présent congrès « désire puiser des expériences de lutte pour les inventorier et les capitaliser ». Or, par cette définition restrictive, nous éloignions de facto le vécu des prétendus bénéficiaires (y incluant les promoteurs) de celui des professionnels engagés (qu’il s’agisse d’internationalistes - comme nous disions alors - ou de psychologues et de travailleurs sociaux, nicaraguayens certes, mais habitant généralement dans des zones urbaines à l’abri du conflit armé) : en introduisant cette distance, nous reproduisions, voire renforcions, l’usuelle dichotomie aidants/aidés. Cet aspect, qui ne m’est apparu que récemment - Laura Ferilli m’y a rendu attentif -, devrait nous mettre la puce à l’oreille : ne conviendrait-il pas de définir nos terrains de lutte de telle sorte qu’une appartenance partagée puisse d’emblée émerger entre les divers acteurs, pour que notre engagement se définisse en lutte avec plutôt qu’en lutte pour? Quoi qu’il en soit, invoquer les seuls changements politiques au Nicaragua pour expliquer la mort du projet serait extrêmement réducteur.
Cette aventure, aussi passionnante dans son déroulement que triste par son dénouement, me permit d’esquisser trois principaux enseignements : a) promouvoir, dans une activité professionnelle, une éthique relationnelle contribuant au développement des pouvoirs dire et agir de tous les acteurs, implique parmi les professionnels, outre un autre rapport au savoir, un travail de deuil - le deuil d’une position hiérarchique supérieure clairement marquée vis-à-vis de leurs clients ou usagers, le deuil aussi de la toute-puissance du savoir livresque - ; b) pour la promotion d’une santé et d’une autonomie ainsi définies, les valeurs des acteurs jouent un rôle décisif, d’une importance plus grande que leurs connaissances, compétences, techniques ou orientations théoriques ; c) la qualité du lien social (par exemple entre soignant et soigné) prime sur les savoirs professionnels et devrait ainsi habiter le cœur de nos réflexions et de nos actions.
De retour en Suisse, première parenthèse dédiée à l’élaboration théorique, je m’engageai dans trois recherches, cherchant chacune à approfondir l’un de ces trois enseignements.
La première sur le thème du deuil, théorique et purement personnelle, inspirée de façon oblique par les travaux de Cornelius Castoriadis, se conclut par deux articles dont les titres, Approche systémique des familles en deuil et Le deuil au carrefour des déterminants de l’autonomie, sont suffisamment éloquents pour ne pas nécessiter ici de plus ample développement.
La seconde, elle aussi théorique et solitaire, mais réalisée dans le cadre du CEF, avait pour objet l’étude comparée des théories en thérapie de couple. Le couple m’intéressait car s’y nouent les dimensions individuelle et collective. En outre, des thérapeutes de toutes épistémologies et orientations théoriques se sont penchés sur la thérapie de couple, ouvrant ainsi d’immenses possibilités aux études comparées. Mon hypothèse : la classification usuelle des théories en psychothérapie - d’inspiration psychanalytique, systémique, cognitivo-comportementale, etc… - loupe l’essentiel, à savoir les valeurs profondes des auteurs et des thérapeutes, seules à même de rendre compte de l’inhibition ou du développement des pouvoirs dire et agir des individus et des collectivités, parmi elles les couples. Dans cette recherche, j’introduisis pour la première fois le concept de Valeurs matrices, analogues aux significations imaginaires de Cornelius Castoriadis (D'une conception des familles perturbées à une conception de la santé : une autre classification des théories en thérapie de couple est-elle envisageable ?). J’en avais alors dénombré cinq : la Survie, le Contrôle - devenu plus tard Maîtrise, l’Emergence, la Création et la Conscience d’un soi créateur de sens.
La troisième, articulant davantage théorie et pratique, fut collectivement réalisée par un groupe de professionnels - pédopsychiatre et logopédistes - dans le cadre d’un centre logopédique (Troubles du langage et fratries : chronique d'une recherche où l'observateur devint l'observé). En résumé, constatant que de nombreux parents consultaient successivement pour plusieurs de leurs enfants, nous voulions comprendre les raisons de cette répétition. Et, contrairement à la plupart des recherches sur les troubles du langage, et même à l’intuition, qui proposent des hypothèses génétiques, psychologiques (chez les parents), familiales ou sociales, nous avons découvert que le nœud de ces consultations successives pour les membres d’une même fratrie était à chercher du côté de la qualité du lien entre professionnels et parents, en particulier dans la capacité des professionnels d’être à l’écoute de l’hypothèse étiologique des parents et même de fonder leur intervention sur celle-ci. L’observateur - le professionnel des troubles du langage - devenait dès lors l’observé : dans quelle mesure était-il capable d’abandonner ses présupposés théoriques, d’en élaborer le deuil, pour privilégier, dans les relations aux parents, la co-création d’un lien social fondé sur des valeurs partagées ?
Mais les enseignements des expériences passées peinent parfois à être assimilés puis intégrés dans la pratique du jour. A moins, peut-être, que d’autres problèmes, d’autres difficultés non reconnues, omises ou tout simplement négligées, ne viennent troubler le tableau, rendent improbables la traduction dans la pratique des leçons de l’expérience et de l’investigation théorique. Toujours est-il que je me lançai avec des collègues et amis dans la co-création, à Lausanne, de l’association Appartenances, née officiellement en 1992 de la réunion de trois groupes d’intérêt (un groupe de thérapeutes, un autre composé par des personnes séduites par l’approche communautaire latino-américaine, un troisième formé par des femmes désireuses d’offrir un centre de rencontres aux femmes venues d’ailleurs et souvent précarisées). Cette œuvre collective se voulait dédiée à la rencontre entre communautés migrantes et société d’accueil : même si l’impératif de la rencontre, et donc du lien social, fut inscrit dans les statuts de l’association, la même opposition, d’apparence innocente, que celle opérée au Nicaragua entre d’un côté des accueillants et de l’autre des accueillis, des autochtones et des migrants, des aidants et des aidés, s’était glissée dans notre formulation et fut probablement lourde de conséquences. Lutte pour et non co-lutte.
Je connaissais donc déjà à cette époque l’incidence décisive du deuil, des valeurs et du lien social sur la capacité d’un acteur, en l’occurrence d’un thérapeute ou d’un psychologue communautaire, sur sa capacité de respecter et diffuser une éthique relationnelle soucieuse de promouvoir le pouvoir dire et le pouvoir agir des personnes et collectivités déshéritées. La rencontre, en grande partie fortuite, avec divers professionnels de la santé, du social et de la pédagogie « engagés » auprès de requérants d’asile et autres migrants précarisés me parut une aubaine pour traduire en actes les enseignements du passé. Des thérapeutes souhaitaient proposer une pratique adaptée aux besoins de ces laissés-pour-compte, d’origine culturelle le plus souvent fort distincte de la nôtre : j’étais convaincu que notre engagement commun était mu pas notre désir de faire renaître ou renforcer leur pouvoir dire et leur pouvoir agir. Des professionnels du social et de la santé, dont certains avaient même fourbi leurs armes à mes côtés au Nicaragua, voulaient développer en Suisse une approche communautaire fondée sur la participation effective des populations concernées, requérants d’asiles, réfugiés statutaires ou travailleurs immigrés : le soin porté au lien social me paraissait au centre de leurs préoccupations, de nos préoccupations communes ; quant au travail de deuil, vu la caractéristique des bénéficiaires supposés de nos actions (migrants confrontés à de multiples pertes), il me paraissait devoir par la force des choses constituer la pierre angulaire de notre approche. Des femmes, pour la plupart travailleuses sociales ou enseignantes, imaginaient un projet censé favoriser l’autonomie des femmes migrantes : nous devions partager les mêmes valeurs, la même éthique relationnelle.
Le contexte historique était extrêmement favorable au développement de notre association. L’approche des migrants dans les domaines de la santé, du social et de l’éducation - du moins en Suisse - était source de nouveaux intérêts, amorçait également un virage, malheureusement demeuré inachevé. Alors que, jusqu’à la fin des années 80, la différence (des migrants) était essentiellement considérée comme un déficit et leurs difficultés comme les symptômes d’un tel manque, les professionnels et les institutions ont progressivement montré une plus grande ouverture : ainsi l’Office Fédéral de la Santé Publique (OFSP) engagea des médiateurs migrants pour la prévention du sida et commença à promouvoir l’interprétariat dans les services de soins. Bref, premiers sur cette scène en Suisse romande, nous avons rapidement reçu plusieurs subventions et l’association, pendant trois à quatre ans, a présenté une croissance exponentielle.
Mes activités, au sein d’Appartenances, étaient diverses. Le projet qui me tenait le plus à cœur, communautaire et participatif, constituait une adaptation du programme nicaraguayen à la réalité suisse, transfert de savoir et d’expérience pour une fois du Sud vers le Nord. Les promoteurs étaient maintenant des migrants de divers origines et de divers statuts, répartis dans huit cantons différents. Ce projet fut financé entre autres par l’OFSP. a donné lieu à plusieurs publications :. Malheureusement, malgré à mon sens un indéniable succès (avec François Fleury - La création du futur, La promotion de la santé dans des communautés migrantes et/ou affectées par la guerre ; avec Philippe Conne et François Fleury - Vers une meilleure qualité de vie des populations migrantes), il fut bientôt victime d’un nouveau changement de priorités, ou plutôt d’approche, tant au sein des organismes financeurs que dans l’association elle-même. L’OFSP (cf. sa Stratégie Santé et Migration) s’est à nouveau laissée séduire par le modèle des déficits tout en le drapant d’une robe plus présentable, mieux adaptée aux goûts de l’époque, que son grand frère des années 60/70 : dans ces circonstances, il cessa de financer un projet communautaire où les migrants étaient considérés auteurs et acteurs de leur devenir. Au sein d’Appartenances même, l’approche clinique classique, teintée d’ethnopsychiatrie, prit de plus en plus d’importance : malgré leur caractère politique (solidarité avec les migrants au statut précaire et les victimes de la torture, de génocides et de la guerre), nos pratiques psychothérapeutiques préservaient - du moins est-ce mon opinion - la position hiérarchique supérieure du soignant et ne l’obligeaient donc pas à réviser ses classiques. Les approches communautaires ne furent néanmoins pas totalement enterrées, par exemple dans le cadre du projet Mozaïk et du Centre Femmes, mais elles perdirent leur caractère participatif radical, qualificatifs sur lesquels je reviendrai.
Seul psychiatre, j’étais aussi responsable du Centre de Consultations et, à ce titre, effectuait aussi un travail de thérapeute. Recevant des patients de multiples origines et maîtrisant mal le français, je dus comme mes collègues m’habituer à travailler avec des interprètes. Ce fut pour moi une source infinie d’enseignements : je m’aperçus qu’en considérant l’interprète porteur d’une double appartenance, à la communauté d’origine et à la communauté d’accueil, il était possible d’introduire un véritable travail communautaire au cœur même d’une consultation psychothérapeutique, à la condition d’octroyer à l’interprète un véritable rôle d’acteur, de créateur de sens, soit aussi un droit à une parole propre. Je défendis et continue de défendre cette conception politique de l’interprétariat, tant dans des textes (L'interprète, ce nouvel acteur ; avec Spomenka Alvir - L'interprète: traducteur, médiateur culturel ou co-thérapeute ; avec Spomenka Alvir encore - Les architectes de Babel), qu’au sein d’Interpret ‘ (l’association faîtière pour la promotion de l’interprétariat et de la médiation culturelle en Suisse, dont je fus membre du comité dans ses premières années), dans une recherche interinstitutionnelle sur ce thème (Migrants et réseaux de soins: pour une adaptation interculturelle) et dans la formation des interprètes communautaires (initiée à Appartenances en 1997, aujourd’hui seul lieu de formation officiellement reconnu en Suisse romande). Mais octroyer à l’interprète le rôle de metteur en scène dans la rencontre entre membres de différentes communautés, entre professionnels et usagers, entre inclus et exclus, ne va absolument pas de soi. Il implique la perte chez les soignants, les travailleurs sociaux et les enseignants d’une position dominante, et donc un travail de deuil que beaucoup rechignent à effectuer. Les résistances sont vives et je dois admettre que ma position sur l’interprétariat demeure très minoritaire, même davantage aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années.
Mon activité de psychiatre consultant auprès d’enfants, d’adultes, de familles et de couples d’autres origines m’a aussi amené à réfléchir à un certain nombre de problématiques spécifiques. Dans la mesure où nombre de nos patients (un tiers d’entre eux, par exemple, venaient de Bosnie et Herzégovine) avaient souffert de la guerre, de la torture, de viol, de la mort ou de la disparition de nombreux proches, je m’interrogeai beaucoup sur les traumatismes et les deuils, questionnant les théories alors en vogue (Traumatismes familiaux liés aux situations de guerre ; Au temps du silence, la nosographie reste muette, Les syndromes post-traumatiques en question ; L’incertitude, un autre traumatisme : effets de la procédure d’asile sur les enfants rescapés de la guerre). L’hymne au traumatisme propre à l’époque reléguait au second plan la problématique du deuil et ses potentialités créatrices. Mais il convenait aussi de développer une compréhension - encore alors inexistante - des spécificités présentées par les processus de deuil aux temps de la survie, d’en tirer les conséquences sur le plan thérapeutique (Aux temps de la survie, le droit au silence). Je m’intéressai encore à d’autres thèmes connexes: les suspicions de maltraitance (Maltraitance et migration: triste amalgame), le rôle de l’école (avec Spomenka Alvir - Entre guerre et exil, «mi-gré», l'élève «mi-grand » ), adolescence et guerre (De la victime à l'acteur), les couples biculturels (Imaginer une agorapoïèse), le rôle des professionnels dans la perpétuation de l’exclusion (L'exclusion exclue : le réseau de soins psychiques a-t-il besoin d'un psychiatre). Le travail avec des interprètes me conduisit à interroger en profondeur ma position de psychothérapeute, à ébranler certains de nos présupposés (généralement considérés comme allant de soi) concernant les relations soignants / soignés, travailleurs sociaux / personnes assistées, enseignants / enseignés, à considérer que nous - supposés professionnels de la relation - jouions un rôle actif dans la perpétuation des exclusions et plus globalement d’un ordre social fondé sur l’inégalité des droits. Je cherchai dans la littérature anthropologique sur le don les fondements théoriques d’une nouvelle conception de notre fonction (Dons de mémoire : lecture anthropologique et sociale d'une psychothérapie interculturelle ; Le don au secours des appartenances plurielles ; Adolescents du sud malades de l'échange inégal ; Symphonie inachevée : les portes de la thérapie chez les requérants d'asile ; Psychotherapist for Refugees or Refugee from Psychotherapy ?). Si nous voulons mettre nos propres pouvoir dire et agir au service de ceux d’autrui, et non à leur détriment, nous devons penser le lien social avec cet autrui, en particulier la nature des paroles que nous échangeons avec lui, de telle sorte qu’elles favorisent – du moins n’entravent point - son pouvoir dire et son pouvoir agir. L’observation montre que ces échanges de paroles sont usuellement asymétriques (par exemple dans les relations soignant/soigné ou chercheur/interviewé). Un accroissement du pouvoir dire et du pouvoir agir d’autrui passe dès lors par un rééquilibrage de ces échanges et une refonte globale des techniques d’entretien apprises dans nos formations. En découle la définition d’ « actions positives et concrètes, susceptibles d’être initiées dans nos lieux de travail et de vie », au prix cependant « d’une distance critique et autocritique dans nos pratiques ».
Mais, à Appartenances, j’étais aussi (1993-2001) président, puis directeur. De fait, à mon corps défendant, j’eus de plus en plus un rôle de gestionnaire : écrire des projets, chercher des fonds, coordonner une équipe. Nous avions choisi une structure démocratique, du moins supposée telle, mais nous nous enlisions dans d’interminables débats. Je tentai de théoriser une nouvelle forme d’organisation démocratique, nourrie entre autres par les théories du deuil et du don, que je nommai communauté transitionnelle par analogie avec l’espace transitionnel de Winnicott. Mais les différends étaient trop nombreux. Le bien-être économique de l’association était devenu le souci principal, si ce n’est exclusif, de beaucoup de ses membres. Et en 2001, pensant m’être trompé sur les intentions des uns et des autres, convaincu de m’être montré incapable d’engranger les leçons de mon expérience nicaraguayenne et de mes pérégrinations théoriques, je démissionnai : les approches communautaires désertaient dires et actions de l’association ; les approches thérapeutiques et sociales tendaient à se résumer à l’application de savoirs techniques, ajustés à des personnes issues d’autres cultures ; l’organisation associative avait quitté progressivement l’horizontalité pour la verticalité. Aujourd’hui, l’analyse me montre que l’erreur (les erreurs) se situai(en)t probablement ailleurs. En mettant l’accent dès l’origine sur l’aide aux migrants, devenue progressivement la vocation exclusive de l’association, ses membres et collaborateurs s’étaient abstenus de questionner tant l’asymétrie du lien entre aidants et aidés, entre inclus (les collaborateurs) et exclus (les usagers) que l’étrangeté supposée des uns aux autres. Quant à la recherche d’outils techniques estampillés, à l’abandon progressif des approches communautaires pour des approches thérapeutiques classiques, à la quête souvent inavouable des hiérarchies professionnelles et institutionnelles usuelles, ils ne faisaient que révéler l’omniprésence de cette Maîtrise que mes recherches sur les thérapies de couple m’avaient permis de mettre en évidence, et corollairement la multiplication des deuils avortés chez des professionnels de la santé et du social qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas remettre en cause leur position de détenteurs de savoirs, faire descendre de son piédestal la connaissance au profit du lien social. « La praxis / création démocratique dans mon lieu de travail » avait « transformé » radicalement « le sens de mon travail », mais j’avais la douloureuse impression que mes collègues ne m’avaient pas suivi.
Je m’exilai alors près d’un an et demi à Sarajevo (2001-2003). Nouvel intermède d’exploration théorique. Il me fallait comprendre pourquoi les créations politiques et sociales auxquelles j’avais participé étaient toutes tombées en panne. Le lien avec la problématique du deuil me paraissait désormais évident : il me fallait creuser la théorie des deuils collectifs, qui me permettrait aussi de faire le lien avec la problématique des communautés accrochées à leur survie, dont la ville qui m’accueillait. Cherchant des pistes chez Cornelius Castoriadis (Le deuil, ferment de la société autonome) et Hannah Arendt (Concevoir la faculté de jugement comme une acticité créatrice) entre autres, reprenant pour l’approfondir le concept de Valeurs-matrices que l’étude des thérapies de couple m’avait suggéré (avec François Fleury - Nature de la culture, culture de la nature), j’en vins à voir la source de toute création sociale ou politique dans un processus collectif de deuil (Deuils collectifs et création sociale). Imaginer et réaliser des actions porteuses d’un pouvoir dire et agir pour soi et autrui impliquent en effet un double travail de deuil, individuel chez toute personne participant à cette action et collectif au sein de la communauté des acteurs. Il s’agit avant tout de deuils de sens, soit du sens préalablement donné aux actions qui, sciemment ou à notre insu, briment les pouvoir dire et agir d’autrui plutôt qu’elles ne les stimulent : utiliser le langage du deuil permet ainsi de résoudre « la question paradoxale du ” non pouvoir ” dans le pouvoir ». Mais la trouvaille peut-être la plus féconde concerne la dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs : le travail de deuil individuel constitue le ferment des deuils collectifs de sens et donc de la création sociale, mais la plus grande lenteur et les embûches des deuils collectifs tendent à paralyser l’élaboration des deuils individuels et par conséquent à briser cette même création sociale. Il s’agit dès lors de penser des moyens efficaces pour contrecarrer cette dynamique paradoxale, d’imaginer des actions qui insèrent cette exigence méthodologique, et surtout d’introduire cette même exigence au sein du groupe formé par les auteurs de ces actions, afin qu’il œuvre constamment à l’élaboration de ses propres deuils collectifs (Técnicas para a elaboração dos lutos coletivos).
Ce séjour à Sarajevo me permit aussi d’approfondir ma collaboration avec Anica Mikus Kos, collègue slovène. Je pus ainsi participer aux projets communautaires qu’elle co-créa en Bosnie et Herzégovine, au Kosovo et en Irak avec des professionnels de ces pays, revenant ainsi à mes anciennes amours, et en profiter pour développer et traduire en pratique ma pensée du lien entre deuils collectifs, méthodologies communautaires participatives et création sociale (From Child Well - Being to Social Reconstruction ; Community losses and grieving processes : An epistemological revolution). Je plaide ainsi aujourd’hui pour l’usage d’approches communautaires participatives radicales. Dans la mesure où il s’agit de développer les pouvoir dire et agir collectifs - et pas seulement des pouvoirs dire et agir individuels séparés les uns des autres au point de devenir aveugles à ceux d’autrui -, les approches communautaires offrent des méthodologies de choix. Pas n’importe lesquelles toutefois . Elles doivent prendre en compte la dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs ainsi que les moyens de la contrecarrer. En sus, inspirées en partie par les approches latino-américaines, elles se doivent de mettre valeur à chaque étape du processus les pouvoir dire et agir des acteurs communautaires, ceux-ci devenant ainsi les auteurs des programmes qui leur sont dédiés.
Pareilles approches communautaires interrogent plus généralement nos conceptions usuelles de la formation. Cela fait longtemps que j’interviens dans de nombreuses formations initiales et continues de professionnels de la santé, du social et de l’éducation. Je donne en particulier, depuis une douzaine d’années, un cours intitulé Santé et migration aux étudiants de psychologie et de sciences sociales à l’Université de Lausanne. Au fil des ans, bien que le thème de la migration soit devenu de plus en plus prisé et que les formations à ce sujet se soient multipliées, un jugement sommaire me porterait à penser que les professionnels sont de plus en plus mauvais lorsqu’ils travaillent avec des migrants. Décortiqués, placés sous la loupe de l’interculturalité (avec Laura Ferilli - Intercultures et pouvoirs), ils souffrent chaque jour davantage de notre négligence du lien social entre eux et nous. Or les approches communautaires participatives radicales accordent justement la priorité au lien co-créateur entre les acteurs. J’ai donc co-élaboré un projet pédagogique inspiré par elles - dans le cadre de mon cours universitaire - avec une douzaine d’anciens étudiants qui avaient effectué leur mémoire de master sous ma direction. Une évaluation, elle-même communautaire participative (avec Karima Brakna, Marie-Claire Dubois, Emina Herdic, Marie Gelsomini, Cendrine Hildbrand, Bahieh Khamsi, Gaëlle Le Berre, Viviane Peiry, Christel Richoz, Sabina Schindler, Elise Shubs, La poupée russe des savoirs) a démontré les bénéfices que le monde académique pourrait retirer d’une telle reformulation du lien enseignant / enseigné. J’ai aussi eu la chance de pouvoir mettre en pratique une telle pédagogie au cours de ma longue collaboration avec le centre de santé mentale Le Méridien et l’UCL à Bruxelles, avec aussi, plus récemment, la Mission départementale de prévention des conduites à risque en Seine-Saint-Denis et l’Université Paris 8.
Outre les projets communautaires et l’enseignement, j’ai aussi poursuivi ma pratique clinique, le plus souvent avec des sans-droits (Notre image dans le miroir des soins aux damnés de la terre). Depuis 2004, je collabore avec des psychiatres, des psychologues, des interprètes et depuis peu un éducateur dans le cadre d’un cabinet médical. Nous avons aussi constitué une association, Nous Autres, mais quelque peu échaudé par mes expériences passées, et surtout prudent, celle-ci est pour l’instant demeurée en veilleuse. Mais j’ai pu ainsi continuer de lier théorie et pratique, approfondir mes réflexions sur une manière de concevoir le lien professionnel / usager pour qu’il se mue en creuset d’un ordre plus juste, contribuant ainsi à la création politique et sociale. Je me suis ainsi intéressé au thème de la reconnaissance (La connaissance, arrière-petite-fille de la reconnaissance mutuelle ; Nourrir la reconnaissance mutuelle ; Du mépris à la reconnaissance : réflexions sur la psychothérapie des familles migrantes). Les paroles de reconnaissance, dont la gratitude, contribuent au rééquilibrage des échanges et donc à la lutte contre l’asymétrie relationnelle entre professionnels et bénéficiaires, entre personnes placées à des échelons hiérarchiques différents, entre nantis et déshérités. Davantage encore, les croisements entre théories du don et de la reconnaissance nous permettent de saisir que - dans l’optique d’une création sociale respectueuse des pouvoir dire et agir de soi et d’autrui - la reconnaissance doit primer sur la connaissance : reconnaître autrui avant de le connaître, travailler la reconnaissance avant de faire appel aux techniques professionnelles usuelles ; ils nous aident aussi à préciser les formes de reconnaissance les plus bénéfiques, soit d’abord la reconnaissance mutuelle sous ses diverses modalités. En outre, cette reconnaissance plurielle constitue un moyen de choix pour contrer, au sein des groupes, la dynamique paradoxale entre deuils individuels et collectifs. Peut-être, en définitive, que tous ces enseignements dérivent de ma colère à l’égard de la pédiatre de mon enfance, des efforts que j’ai dû alors déployer pour m’arracher à l’impuissance. « Comment distinguer entre passage à l’acte sans représentation (de soumission, de violence), sans pensée, et la libération de la puissance créatrice de la colère, germe de l’invention démocratique dont nous parle Castoriadis ? » : en parvenant à distinguer, répondrais-je aujourd’hui, les murs en béton armé où nous casserions nos poignets de ceux autorisant la création de passages secrets (« points de passage de l’ambiguïté à la colère saine »). Seul le deuil du franchissement des premiers nous permet « d’éviter la transformation de la colère en haine ou violence » et de dédier cette colère, en tant que « passion créatrice », à la détection ou l’invention des seconds.
Fin 2008 - début 2009, j’ai effectué une nouvelle retraite théorique, cette fois sur les îles du Frioul au large de Marseille. Approfondissant mes réflexions sur le don et la reconnaissance, j’y ai écrit La migration comme métaphore. De fait, j’avais dédié une part importante de mes actions à une catégorie particulière de personnes - les victimes de la guerre, puis les migrants, et par extension les exclus, les déshérités, les précarisés. Comme beaucoup d’entre nous, j’avais par conséquent protégé mes propres pouvoir dire et agir de tout partage avec les usagers. Or, prendre la migration comme une métaphore - ce qui ne nécessite ni contorsion, ni travestissement de la réalité - nous permet de nous inclure dans la communauté des migrants, de découvrir nos similitudes, de penser et développer ensemble nos pouvoir dire et agir. Les deuils de sens impliquent un voyage d’un monde de sens à un autre, analogue par beaucoup d’aspects à celui qu’effectue le migrant appelé à tisser appartenance à la culture d’origine et appartenance à la culture d’accueil pour progressivement se construire une identité nourrie d’appartenances plurielles. De même, l’accession à un monde de sens imbibé par l’éthique relationnelle suggérée implique - aujourd’hui du moins - une position minoritaire dans la société, une étrangeté vis-à-vis du monde de sens majoritaire, à l’image des communautés migrantes dans les sociétés occidentales. La compréhension des défis individuels et collectifs auxquels se trouvent confrontés les migrants, des dimensions psychiques, sociales et politiques de ces défis, constituent alors une source puissante d’inspiration pour saisir les difficultés, richesses et enjeux de notre éthique relationnelle. « Partir de la ”mésentente”, du conflit des ” sans-part ” » est ainsi « constitutif de la création politique démocratique ». Mais, comme la théorisation de la migration en tant que métaphore nous oblige à une revalorisation du savoir expérientiel vis-à-vis des savoirs professionnels et académiques, implique pour chacun d’entre nous un travail personnel sur nos propres migrations - réelles et métaphoriques - telle ma douloureuse traversée de l’enfance, elle nous contraint aussi, apparent paradoxe, à ne pas centrer nos actions sur une population spécifique, les ”sans-part” ou les migrants au sens propre.
Aujourd’hui, et le présent colloque y contribue, je me sens prêt à tenter une nouvelle aventure. Mon utopie : œuvrer avec d’autres, avec les participants de ce colloque en particulier, à une transformation de la société qui allie les principes des pouvoirs dire et agir à une création sociale qui tende à rendre chacun, chacune et chaque collectivité auteur et acteur de leur devenir. Mes diverses constructions théoriques mériteraient d’être approfondies, enrichies, complétées par d’autres que mes propres taches aveugles ne m’ont jusqu’ici pas permis de déceler, alors que d’autres, engagés dans la même quête, y sont certainement parvenus – j’en profite pour exprimer ici ma dette à Jean Furtos et Christian Laval (Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité, Lyon) ainsi qu’à Charles Burquel et Nathalie Thomas (Le Méridien, Bruxelles). Je souhaiterais ardemment que nous joignions nos efforts.
Une piste. Beaucoup d’entre nous avons jusqu’ici essentiellement cherché à développer des pratiques pour / avec des personnes et des collectivités caractérisées par une grande précarité. Or un travail collectif de deuil (deuils de sens) est certes essentiel au sein des communautés paupérisées, accrochées à leur survie, mais il est également, et même surtout, indispensable à entreprendre dans les collectivités guidées par la maîtrise de soi, d’autrui et/ou de l’environnement, soit en définitive dans toutes les collectivités peu ou prou complices de l’ordre actuel des choses, cet ordre qui tend plutôt à bâillonner le pouvoir dire et menotter le pouvoir agir d’autrui, à rétrécir l’éventail de ses choix. C’est entre autres le cas de la grande majorité de nos institutions, de nos associations professionnelles et de nos hautes écoles. C’est aussi le cas, très probablement et malgré nos intentions, de notre propre communauté d’insoumis. Qui, parmi vous, serait d’accord d’entreprendre ce travail collectif de deuil ? Toute « alternative au capitalisme total-libéral » a selon moi ce prix.
Nous pourrions ainsi « continuer à penser pour espérer », « sortir du dilemme entre soumission et insoumission » en imaginant une tierce voie. Il y a certainement d’autres pistes, mais telle est celle que je pose sur la table de ce colloque. Merci encore à Marie-Claire pour m’en avoir donné l’occasion.
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